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Le travail au noir : au cœur du problème et stratégies de prévention

PROPOS RECUEILLIS PAR DARICA EGOROVA, JOURNALISTE

En tant qu’experte de la lutte contre le travail au noir dans le secteur de la construction, Madame Martine Ray-Suillot nous fait l’honneur d’un entretien privilégié. Depuis 2018, elle occupe le poste de responsable de la Commission paritaire genevoise du gros œuvre (CPGO). Madame Ray-Suillot joue également un rôle à l’échelle fédérale, étant l’une des figures clés ayant contribué à l’établissement du Système d’information Alliance construction (SIAC) dès ses débuts. De plus, en raison de son bilinguisme, elle est chargée de toute l’interface entre la Suisse alémanique et la Romandie. Sa connaissance approfondie du secteur, son expérience professionnelle étendue et son rôle central dans l’instauration de pratiques équitables font d’elle une invitée de choix pour mettre en lumière les enjeux de ce fléau que représente toute activité professionnelle non déclarée aux autorités fiscales ou sociales.

C’est un plaisir de vous rencontrer, et je vous remercie chaleureusement d’avoir accepté cette entrevue pour discuter des enjeux et des défis liés à la pratique du travail au noir. Pour débuter, pourriez-vous brièvement expliquer le rôle de la Commission paritaire genevoise du gros œuvre (CPGO) ?

La Commission Paritaire Genevoise du gros œuvre joue un rôle essentiel en tant qu’autorité de contrôle dans le canton de Genève pour le secteur du gros œuvre de la construction. Dans la construction, il existe cinq catégories distinctes. Tout d’abord, il y a le gros œuvre, qui englobe des activités telles que la maçonnerie, le génie civil, le ferraillage, le coffrage et la chape. Ensuite, nous avons le second œuvre, qui comprend des domaines tels que le carrelage, la peinture et les métiers du bois. Le secteur des échafaudages regroupe toutes les structures principalement à l’extérieur d’un bâtiment permettant aux autres corps de métier de travailler. Il y a également le secteur des parcs et jardins, axé sur les travaux en extérieur, et enfin, le secteur de la métallurgie, qui englobe des métiers tels que l’électricité, les canalisations et la ventilation. Ainsi, ces cinq secteurs sont couverts par quatre commissions paritaires distinctes dans le canton de Genève. 

Dans ce contexte, des inspections sont régulièrement effectuées sur les lieux de travail par des inspecteurs qui vérifient le respect des règles et des réglementations. Ces inspecteurs rapportent ensuite des informations pertinentes aux commissions paritaires comprenant des bureaux administratifs. Les commissions paritaires enquêtent ensuite sur ces informations pour déterminer s’il y a des infractions aux règles en vigueur ou non. 

Il est important de noter que chaque commission paritaire est composée à la fois de représentants patronaux et syndicaux, ce qui garantit un équilibre dans le processus de contrôle. De plus, dans certains secteurs d’activité où il n’y a pas de commission paritaire spécifique dans chaque canton, comme c’est le cas des échafaudeurs, la commission paritaire nationale délègue sa compétence de contrôle aux commissions paritaires cantonales actives dans le secteur de la construction. Par conséquent, la CPGO ne se limite pas uniquement au gros œuvre, malgré son intitulé, mais couvre également d’autres secteurs tels que les échafaudages et les voies ferrées, en vertu de cette délégation de compétences.

Nous avons également établi des contrats de prestations avec le canton de Genève dans le cadre de la lutte contre le travail au noir. En vertu de ces accords, nous sommes habilités à effectuer des contrôles dans les secteurs d’activité relevant de notre compétence au nom de l’État de Genève. Si nous constatons des infractions, nous appliquons des sanctions appropriées et transmettons les informations aux autorités compétentes. Ces autorités sont ainsi en mesure de prendre des mesures administratives adéquates, y compris l’exclusion éventuelle d’entreprises ayant enfreint la loi de tout marché public. 

Pouvez-vous résumer brièvement la pratique du travail au noir et ses implications ?

Le travail au noir se résume généralement, de façon très schématisée, à employer des travailleurs sans les déclarer aux assurances sociales. Ces travailleurs peuvent être des personnes avec des autorisations de séjour tout à fait en règle, mais elles ne sont pas déclarées aux instances compétentes au niveau des charges sociales. Ou alors, dans des cas encore plus graves, cela peut entraîner la précarisation des travailleurs, notamment lorsqu’on les fait venir de certains pays sans autorisation de travail ou de séjour en Suisse. Dans de telles situations, ces travailleurs se retrouvent dans une grande vulnérabilité, étant totalement dépendants de leur employeur, exposés aux risques d’exploitation de leur force de travail.

Est-ce une pratique fréquente dans votre domaine ? Rencontrez-vous régulièrement ce type de situation dans l’exercice de vos fonctions ?

C’est une réalité à prendre en compte. Toutefois, il existe aussi des situations où une personne est sous contrat à temps partiel, par exemple à 20 %, alors qu’elle travaille effectivement à temps plein, soit à 100 %. Dans ces cas, elle n’est pas entièrement déclarée, ce qui crée non seulement une concurrence déloyale vis-à-vis des employeurs qui respectent pleinement la déclaration à 100 % et les charges sociales associées, mais aussi un manque à gagner pour le travailleur qui n’est pas totalement assuré aux charges sociales. Cette pratique permet à l’employeur voyou d’économiser entre 35 et 40 % de la masse salariale, qui n’est pas reversée aux assurances sociales. 

Cette problématique a des répercussions significatives en cas de maladie, et surtout en cas d’accident pour les travailleurs. Cela devient particulièrement préoccupant dans des secteurs tels que celui des échafaudages, où la sécurité revêt une importance capitale. Les travailleurs qui interviennent sur des échafaudages doivent respecter des normes de sécurité strictes, notamment le port d’un harnais à partir d’une certaine hauteur, d’un casque et de chaussures spéciales. Si des personnes sans expérience du secteur sont employées de cette manière, cela expose à des risques considérables pour leur sécurité.

Dans le cas d’un accident sur le chantier impliquant des travailleurs non déclarés aux assurances sociales, quelles en sont les conséquences ?

La Suva ne va pas entrer en matière. En revanche, elle effectuera un contrôle de l’entreprise par la suite, entraînant probablement une augmentation des primes d’assurance en raison du risque accru. En fin de compte, cela n’est pas rentable à court terme pour l’entreprise, et cela pose très certainement un problème pour la santé du travailleur.

Pouvez-vous décrire la procédure de contrôle sur les chantiers visant à vérifier la conformité aux règles et à détecter d’éventuelles infractions ?

Les inspecteurs se rendent sur le chantier et interrogent les travailleurs, recueillant des informations qu’ils rapportent ensuite dans un rapport. Les services administratifs examinent ces rapports et contactent l’entreprise pour demander divers documents, notamment les fiches de salaire, les feuilles d’heures de travail, les contrats de travail, ainsi que les preuves d’affiliation aux institutions sociales. C’est sur la base de ces éléments que l’on peut déterminer s’il y a des infractions ou non, car nous sommes régis par des conventions nationales, que ce soit pour le gros œuvre ou les échafaudeurs. Ces conventions sont étendues à l’ensemble de la Suisse, avec des normes uniformes appliquées dans tous les cantons.

Et quels sont les risques pour une entreprise si elle est reconnue coupable d’une infraction de ce type ? 

Dans ce cas, l’entreprise s’expose à des sanctions, notamment ce que l’on appelle une ‘peine conventionnelle’ conformément aux conventions nationales. De plus, ces entreprises peuvent se voir délivrer des attestations négatives, ce qui peut rendre difficile la recherche de futurs maîtres d’ouvrage prêts à travailler avec elles. Les amendes peuvent également être très élevées, mettant potentiellement en danger la stabilité financière de l’entreprise.

Une sanction pénale pourrait-elle être appliquée en cas d’infraction ?

Effectivement, mais ce sont les autorités cantonales qui sont compétentes pour imposer des sanctions pénales, et non les commissions paritaires. Lorsqu’il y a des manquements au paiement des charges sociales, cela peut être considéré comme une infraction pénale, en particulier lorsque les cotisations sont prélevées mais non reversées. Dans de tels cas, les commissions paritaires peuvent signaler ces infractions aux autorités judiciaires locales, et il revient au ministère public de décider s’il convient d’engager des poursuites pénales.

Est-ce que les employés victimes de cette situation encourent des risques de leur côté ?

Dans de telles situations, les employés sont déjà précarisés, car ils ne sont pas certains de conserver leur emploi ni de recevoir leur salaire à la fin du mois.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le Système d’information Alliance construction (SIAC) ?

SIAC est une plateforme électronique permettant l’enregistrement de données pour l’établissement de badges pour les travailleurs et d’attestations pour les entreprises, dont on peut vérifier la conformité ou non aux normes en Suisse.

En outre, SIAC fournit une attestation que l’entreprise peut télécharger et transmettre à des maîtres d’ouvrage ou à des autorités adjudicatrices. Cette attestation précise avec exactitude si l’entreprise a déjà fait l’objet de contrôles, s’il y a eu des sanctions à son encontre, si des peines conventionnelles ont été acquittées, et si l’entreprise s’est remise en conformité avec les règles. De plus, SIAC permet de vérifier si les cotisations liées à la retraite anticipée sont correctement versées. Toutes ces informations sont regroupées dans un document uniformisé au niveau suisse.

Est-ce que la possession d’un badge comme celui-ci constitue une forme de garantie pour les travailleurs ?

Le badge SIAC est émis pour les entreprises et ne constitue pas une garantie similaire à celle d’un badge paritaire genevois, car il découle de l’auto-déclaration de conformité de l’entreprise dans un premier temps. Cependant, des documents seront requis pour vérifier cette auto-déclaration. En revanche, le badge paritaire genevois est soumis à un contrôle par les commissions paritaires qui disposent de ressources plus importantes, ce qui en fait une garantie plus complète. Dans le secteur des échafaudages, il est devenu une obligation conventionnelle d’avoir les badges SIAC.

En ce qui concerne la sensibilité des donneurs d’ordre lorsqu’ils font appel à une entreprise, comment peut-on s’assurer que cette dernière est en conformité et ne se livre pas au travail au noir ?

En général, le donneur d’ordre devrait demander des attestations, notamment celles liées au paiement des charges sociales. L’attestation SIAC, quant à elle, offre une vue complète du dossier de l’entreprise en termes de contrôles effectués, ce qui en fait un excellent point de départ pour le donneur d’ordre afin de s’assurer de la conformité de l’entreprise.

Est-ce donc l’une des premières étapes à franchir lorsqu’on envisage de faire appel à une entreprise, afin de vérifier sa conformité légale ?

Effectivement, lors des appels d’offres, c’est l’un des documents essentiels à solliciter.

Avez-vous d’autres recommandations pour éviter de faire affaire avec une entreprise qui recourt à une main-d’œuvre illégale ?

Les donneurs d’ordre ont toujours la possibilité de consulter les commissions paritaires, qui possèdent une connaissance approfondie du secteur d’activité et des entreprises qui y opèrent. Cela vaut également pour les cas où certaines entreprises utilisent des prête-noms, communément appelés ‘hommes de paille’. Une situation courante implique une entreprise dirigée par une personne malhonnête qui fait faillite, puis qui ouvre immédiatement une nouvelle entreprise en utilisant, par exemple, un ancien employé comme prête-nom, évitant ainsi d’apparaître au registre du commerce. Dans ce contexte, les commissions disposent d’une expertise solide et peuvent fournir des informations précieuses. 

La pratique du ‘prête-nom’ est-elle courante ?

Oui, malheureusement, elle est très répandue, notamment dans certains secteurs d’activité tels que la construction

Quelle serait, selon vous, la meilleure approche pour protéger ses employés ?

Pour protéger ses employés, je pense qu’il est essentiel de leur offrir une formation adéquate et des conditions de travail conformes aux normes. Cela constitue déjà un bon chemin à suivre et contribuera également à les fidéliser.

Quelles sont les lois actuellement en vigueur qui régissent ce domaine pour lutter contre le travail au noir ?

Actuellement, il existe plusieurs lois et réglementations qui régissent la lutte contre le travail au noir. Tout d’abord, il y a la loi sur le travail avec ses ordonnances d’application, les normes en vigueur au niveau des assurances sociales. Ensuite, chaque secteur d’activité dispose généralement de conventions collectives, comme celle des échafaudeurs au niveau national. D’autres secteurs, tels que le gros œuvre, ont à la fois des conventions nationales et locales au niveau cantonal. De plus, il y a la loi sur l’AVS, le code des obligations qui s’applique de manière générale, ainsi que les normes courantes en matière de droit du travail.

Est-ce que le problème du travail au noir est particulièrement répandu dans l’industrie de la construction en général ?

Oui, c’est une pratique très répandue et préjudiciable à l’image de la profession, car elle affecte à la fois les travailleurs et les entreprises en créant une concurrence déloyale. En cassant les prix, en pratiquant la sous-enchère des prix sur le marché, cela peut priver les entreprises des liquidités nécessaires pour payer les salaires à la fin du mois et entraîner la sous-enchère salariale. Cette situation nuit considérablement à ce secteur, d’autant plus que les conditions de travail sont déjà difficiles. Les travailleurs sont souvent exposés aux intempéries, manipulent des matériaux lourds et complexes, ce qui souligne la nécessité d’un contrôle rigoureux dans ce domaine.

En conclusion, auriez-vous d’autres recommandations pour éviter de tomber dans le piège lorsqu’on lance un appel d’offres pour engager une entreprise de construction ?

Je pense que le client devrait se documenter sur le secteur d’activité qui le concerne afin d’éviter des risques inutiles. En cas d’incident – un décès par exemple – sur sa propriété ou dans un immeuble qui lui appartient, les conséquences peuvent être dommageables pour son image, entraîner des pertes financières et susciter des commentaires négatifs sur le long terme. Il est donc essentiel de bien se renseigner sur le secteur en question. Dans le canton de Genève, par exemple, il existe des organismes professionnels tels que la CPGO, qui répertorient toutes les entreprises actives dans leur domaine. Ces entités peuvent orienter le client vers des entreprises fiables. De plus, l’information concernant les entreprises est également disponible dans le registre du commerce. C’est une base que les donneurs d’ordres peuvent vérifier pour s’assurer que leur interlocuteur est bien la personne en charge de l’entité, qu’il s’agisse de l’administrateur, du gérant ou du directeur.

En plus de demander des attestations de paiement des charges sociales, y a-t-il d’autres certificats ou attestations que l’on devrait solliciter ?

Il serait également judicieux de demander des attestations au niveau fiscal, notamment en raison de la forte proportion de travailleurs étrangers dans ce secteur. La question de l’imposition à la source se pose souvent. Les charges fiscales non payées peuvent avoir des conséquences graves et mettre rapidement une entreprise en faillite. Se retrouver avec une entreprise en faillite et des travaux inachevés peut être très problématique.

Existe-t-il une black-list des entreprises ayant déjà commis des infractions ?

Oui, tout à fait. Il existe des listes noires ou des registres qui recensent les entreprises qui ont été reconnues coupables d’infractions liées au travail au noir ou à d’autres pratiques illégales.

Est-ce qu’une entreprise qui a déjà commis une infraction peut retourner sur le marché après s’être régularisée ?

Il existe toujours une possibilité de réhabilitation, de rédemption. En général, les entreprises sont convoquées et on leur offre réellement la chance de rectifier leurs erreurs et, surtout, de les comprendre. Cependant, si elles ne le font pas et récidivent, les sanctions deviennent beaucoup plus sévères.

Est-ce que le dirigeant d’une entreprise impliquée dans de telles pratiques peut finalement risquer une peine de prison ?

Oui, il pourrait risquer la prison, mais non du fait d’un contrôle effectué par une commission paritaire. Cela résulterait plutôt d’une intervention des autorités judiciaires ou de la police. Par exemple, si une entreprise fait venir illégalement des travailleurs et les héberge de manière inhumaine, comme les faire dormir dans une cave, cela pourrait relever de la traite des êtres humains, ce qui est beaucoup plus grave sur le plan juridique.

Que peut faire un ouvrier qui se retrouve dans cette situation de victime, par exemple à la suite d’un accident sur un chantier, sachant que la SUVA ne va pas entrer en matière ?

Dans ce cas, la situation sera difficile pour le travailleur notamment si l’employeur ne le rémunère pas, car la SUVA n’interviendra de toute façon pas pour couvrir les coûts de l’accident. Ainsi, tous les frais médicaux, les frais de transport et autres dépenses liées à l’accident ne seront pas pris en charge par des tiers. Par conséquent, le travailleur devra entamer des procédures judiciaires devant le Tribunal des prud’hommes pour faire valoir ses droits. S’il est syndiqué, il peut être accompagné par un syndicat.

Merci beaucoup de nous avoir accordé cet entretien. C’était très enrichissant, un réel plaisir d’échanger avec vous. Souhaitez-vous ajouter quelque chose pour clôturer votre intervention ?

Plaisir partagé ! 

Je dirais que le dialogue est souvent très efficace. En général, nous parvenons à bien communiquer avec les chefs d’entreprise. Les inspecteurs ont un contact direct avec les travailleurs, tandis que les responsables des commissions paritaires sont plus en lien avec les employeurs. Grâce à cette communication, nous pouvons faire passer des messages et prévenir d’éventuels problèmes à l’avenir.

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Éditorial 2023

Roger Henking

Nous avons tendance à oublier qu’une entreprise, quelle qu’elle soit, est avant tout un collectif humain. Un groupe d’individus à part entière se regroupant autour d’un même objectif, d’un même intérêt, voire même autour d’une simple idée. Chez ECHAMI, nous valorisons énormément l’esprit d’équipe et sommes fiers d’avoir des collaborateurs soudés, fiables et passionnés par leur travail, formant ainsi une véritable communauté. Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’en tant qu’entreprise, nous possédons également une responsabilité écologique et sociale. Écologique envers notre environnement et notre planète, sociale envers nos employés et la société toute entière. Il est alors primordial de prendre cela en compte dans notre ligne de conduite. C’est pourquoi chez ECHAMI, nous prenons cela très au sérieux et nous efforçons de progresser chaque jour dans la bonne direction, tout en diminuant notre empreinte écologique et en prenant soin de notre communauté. Je suis fier, en tant que chef d’entreprise, de mener à bien cette mission.

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